[Par Alisa van de Haar, Maître de Conférences à l’Université de Leyde (Pays-Bas), chercheuse invitée ERC AGRELITA]
Vers le milieu du seizième siècle, l’atmosphère aux Pays-Bas devenait de plus en plus tendue. La politique économique menée par le souverain, Philippe II, qui était également roi d’Espagne et résidait le plus souvent sur la péninsule ibérique, était ouvertement critiquée dans les grandes villes commerciales d’Anvers et de Gand. De plus, ses actions répressives contre la présence croissante de pensées protestantes aux Pays-Bas étaient considérées, par beaucoup d’habitants de la région, comme trop sévères. La bombe éclata en 1566, quand de nombreuses personnes dans un grand nombre de villes néerlandaises participèrent à une furie iconoclaste, cassant les objets d’art de sites catholiques. Les décennies suivantes furent marquées par ce qu’on appelle aujourd’hui la Révolte des Pays-Bas ou la Guerre de Quatre-Vingts Ans : une longue et sanglante série de conflits entre des forces insurgées néerlandaises et les troupes du roi espagnol. La guerre ne se termina qu’en 1648, avec la conclusion de la Paix de Münster, qui sépara officiellement les Pays-Bas septentrionaux, demeurant sous le pouvoir royal, de la République des Sept Provinces Unies dans le nord.
La Révolte des Pays-Bas était non seulement un conflit mené par des forces armées, mais encore une guerre de l’information, marquée par un flot constant de publications soutenant l’un ou l’autre camp. Les auteurs de cette production continuelle de textes de propagande renvoyaient fréquemment à la Grèce et surtout à la mythologie classique grecque afin de convaincre leur lectorat de leur point de vue. La Bibliothèque Municipale de Lille possède plusieurs documents qui servent à illustrer cette instrumentalisation politique des références à la Grèce pendant la Révolte des Pays-Bas. Il s’agit de pamphlets et de pièces de théâtre, présentant une grande variété d’approches créatives pour l’usage politique de la mémoire collective concernant la Grèce antique.

Sous la cote 17534 de son fonds patrimonial, la Bibliothèque Municipale possède une collection de 56 pamphlets de différents formats, pour la grande majorité en néerlandais, imprimés entre 1600 et 1608 (Figure 1). Les pamphlets sont en excellent état, et semblent avoir été reliés ensemble peu après leur publication (même si leur reliure actuelle paraît dater du dix-neuvième siècle). Un grand nombre de ces pamphlets concernent les négociations de paix entre les deux partis, qui aboutirent, en 1609, à un cessez-le-feu qui persisterait pendant douze ans. Les pamphlets en question se prononcent contre une telle trêve, craignant des actions traîtresses des Espagnols. Dans les discussions contemporaines sur les négociations, les références à la mythologie grecque étaient fréquentes, mentionnant, entre autres, l’histoire du cheval de Troie comme un exemple à ne pas suivre. Les pamphlets reliés qui sont préservés à Lille citent également beaucoup d’histoires liées à la Grèce classique afin de prévenir leur lectorat des dangers possibles. La plupart de ces références sont liées à la guerre de Troie ou aux conquêtes d’Alexandre le Grand.
Outre ces exemples de comparaisons directes entre la situation contemporaine et l’histoire mythologique grecque, un certain nombre de pamphlets fait un usage plus créatif du patrimoine grec afin de convaincre leur public. Ainsi, le pamphlet Dees wonder-Maer end’ Prophetsije (Ce miracle et prophétie, 1608) décrit un voyage imaginaire du narrateur, qui, dans un palais contenant un jardin clos, rencontre dix sibylles, qui racontent chacune ce qui se passera si les forces rebelles néerlandaises concluent la paix avec l’armée espagnole (Figure 2). Dans la mythologie grecque, les sibylles étaient, en effet, des prophétesses qui pouvaient livrer des oracles. Elles sont transposées, ici, de la Grèce antique aux Pays-Bas du dix-septième siècle, prévoyant la perte et la ruine du peuple néerlandais si la trêve est négociée. Leurs noms sont Agrippa, Libia, Delphis, Ghrigi, Isboila, Europ, Persic, Erithe, Kmana, Chimich ; ils sont liés aux régions où, selon les mythes, les sibylles antiques pouvaient être trouvées.

Un autre usage rhétorique et créatif des mythes grecs dans ses pamphlets liés à la Révolte se trouve dans le texte Echo ofte galm, dat is weder-klinckende gedichte vande teghenwoordighe vrede-handelinge (Écho ou résonance, c’est-à-dire poème résonant sur les négociations de paix actuelles, 1608, Figure 3). Il s’agit d’un texte sous forme de dialogue entre le narrateur et la nymphe mythologique Écho. Sa contribution à la conversation consiste à une répétition des derniers mots ou sons des vers du narrateur. En effet, selon le mythe classique, la nymphe, punie par la déesse Junon, ne pouvait que répéter les mots qu’elle venait d’entendre. Puis, par chagrin d’un amour non réciproque pour Narcisse, elle aurait maigri jusqu’au point où elle serait devenue invisible.

Au début du pamphlet (Figure 3), le narrateur s’adresse à Écho, rappelant le fait qu’elle a perdu son corps et une partie de sa voix : « Vierge solitaire Écho, qui vis invisiblement dans ces montagnes creuses, ou qui sais comment cacher ton corps sans corps dans cette vallée enterrée, qui sans langue à chaque fois avec un son éclatant, crie au voyageur, pendant que je me promène, ici, solitaire. »
À partir du dixième vers, Écho commence à répondre, en répétant les dernières syllabes du promeneur solitaire. Le narrateur dit : « Ons weder op een nieuw den Vrede voor-gheslaghen », et elle réagit par « laghen ». Même si elle ne fait que répéter certains sons, les réponses de la nymphe peuvent quand même avoir un pouvoir subversif dans le pamphlet, signifiant le contraire des mots du narrateur ou y réagissant, comme par exemple dans le vers : « Soo spruyt het uyt gheen liefd, den Haes daer (meend’ick) lach? Ick lach. » (« Si cela ne provient pas d’amour, le butin se trouve là-bas (je crois) ? Je ris »). En riant, la nymphe se moque de la naïveté du narrateur, qui ne voit pas encore la perfidie totale de l’ennemi.
La majorité de la conversation porte sur l’avenir incertain des Pays-Bas, mais, vers la fin, le voyageur retourne son attention à la nymphe. Il se demande d’abord : « Is ’t machtigh Griecken-land gheen spieghel ons ghemeen ? » (« La puissante Grèce n’est-elle pas un miroir de notre sort ? ») Il réfère, ainsi, à la prospérité culturelle et intellectuelle de la Grèce antique, qui serait perdue au dix-septième siècle, et au pressentiment que les Pays-Bas connaîtront également un tel déclin. Ensuite, il dit à Écho : « Ick wensch de weder-liefd Narcissi dy voorspoedich. » (« Je te souhaite l’amour réciproque de Narcisse dans la prospérité. ») La nymphe, pleine d’espoir, répond : « spoedich » (« prochainement »).

Dans les exemples d’Écho et des dix sibylles, le message propagandiste est caché derrière une façade littéraire et mythologique. Dans un dernier pamphlet qui fait partie de la collection de la Bibliothèque Municipale de Lille, la propagande est encore plus directement dissimulée par une apparence grecque. La page de titre du pamphlet (Figure 4) annonce qu’il s’agit d’une tragicomédie prophétique grecque qui avait été jouée en Syrie l’année précédente. La présente publication serait une traduction : « Wt den Griecsche in onse Nederduytsche Tale ghetrouwelijck overgheset » (« Traduit fidèlement du grec en notre langue néerlandaise »). Le texte lui-même est en effet divisé en actes, à la manière d’une vraie pièce de théâtre. Cependant, les actes ne contiennent pas de discours d’acteurs, mais un texte en prose critiquant le souverain espagnol. Il s’agit donc d’un pamphlet masqué sous la promesse d’une tragédie traduite du grec.

Même si cette tragicomédie prophétique n’en est pas une, le théâtre était néanmoins utilisé comme un moyen de propagande de première importance pendant la Révolte des Pays-Bas. Ceci peut encore être illustré par le fonds patrimonial de la Bibliothèque lilloise, qui possède une collection remarquablement large de pièces de théâtre du dramaturge néerlandais renommé Joost van den Vondel (1587-1679). Il s’agit de seize de ses pièces de théâtre, qui ont toutes été reliées dans un seul recueil (Figure 5). Le dos de la reliure en parchemin, qui semble dater du dix-septième siècle, porte le titre ‘Vondels Treurspelen’ (‘Tragédies de Vondel’). Parmi les pièces recueillies, on retrouve plusieurs textes d’inspiration grecque portant notamment sur Électre, Hyppolite et Hécube. On sait que certaines de ces pièces grecques renvoient, indirectement, à l’actualité de la Révolte des Pays-Bas. Palamedes of vermoorde onnozelheit (Palamède ou l’innocence tuée) traite du prince mythique Palamède, faussement accusé de trahison et mis à mort. Vondel aurait écrit cette tragédie afin de critiquer l’exécution de l’homme d’état Johan van Oldenbarnevelt, qui avait longtemps été la main droite du prince Maurice d’Orange, avant d’être accusé de trahison par celui-ci. En effet, la figure centrale dans la gravure du frontispice ressemble beaucoup plus à l’homme âgé Van Oldenbarnevelt qu’au jeune prince mythologique (Figure 6).

Dans les mythes grecs, les propagandistes de la Révolte des Pays-Bas trouvaient un éventail d’histoires faisant écho à la situation actuelle de leur pays. Ils puisaient dans la mémoire collective de ces mythes et histoires afin d’avertir leur compatriotes des dangers d’une trêve avec l’Espagne. Grâce aux efforts de Johan van Oldenbarnevelt, pour ne citer que lui, le cessez-le-feu devint une réalité en 1609 et resta en place pendant douze ans de paix relative, pendant laquelle les voyages entre les Pays-Bas septentrionaux et méridionaux étaient à nouveau possibles. Ce qui paraissait être un cheval de Troie ne cachait pas, cette fois-ci, une embuscade.
Pour citer ce billet : Alisa van de Haar, “Écho et les dix Sibylles – L’instrumentalisation politique de la Grèce dans la Révolte des Pays-Bas”, dans le carnet de recherches AGRELITA Project ERC Advanced Grant, ISSN 2827-7031, 10/02/2023, https://agrelita.hypotheses.org/2711.
Pour en savoir plus sur les recherches menées par Alisa van de Haar, ainsi que sur sa résidence de recherche au sein de l’équipe ERC AGRELITA : https://agrelita.hypotheses.org/chercheurs-invites-2