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Véritable filière industrielle et fantasmes financiers
Alors, voit-on ou non des risques de bulles spéculatives dans l’hydrogène? Ils ne sont pas de même ampleur ni de même nature, selon les secteurs impliqués dans la transition hydrogène. Y a-t-il une économie en devenir de l’hydrogène? “Oui”, répond Alexandre Cornu, gérant du fonds CPR Invest Hydrogen. Dans tous les pans mentionnés par les médias? “Non, poursuit-il, tout reste à faire, donc certaines initiatives échoueront. De nombreuses autres constitueront un tissus électrochimique industriel, qui contribuera significativement à réduire les émissions de gaz à effet de serre”, détaille le gérant de ce fonds d’investissement.
Distinguons d’abord ce qui relève de cette économie de l’hydrogène en devenir, avec ses risques et ses espoirs, et les fantasmes financiers, relevant plus des chimères. La première catégorie concerne principalement le tissus “électrochimique industriel”, évoqué par Alexandre Cornu. Son tissage est tiré à coup de milliards d’investissements dans l’électrolyse d’hydrogène vert, s’appuyant sur la production d’énergie renouvelable, ou d’hydrogène bleu (avec du gaz naturel), voire rose (reposant sur l’énergie nucléaire).
Le profil de risque de ces investissements s’apparente un peu à celui des matières premières. Qu’il s’agisse des producteurs de pétrole ou de semiconducteurs, développer leur production est coûteux (recherche et développement, construction d’usines, exploration, forages…). Ils sont soumis à une demande cyclique, entraînant régulièrement des phénomènes de surcapacités ou de pénuries, et doivent ajuster leurs ventes pour s’adapter aux prix.
La rentabilité future de la production soumise aux fluctuations de prix
Début avril, l’OPEP et la Russie ont annoncé réduire leur production de pétrole de 1,6 million de barils/jour, soit 3,7% de la demande mondiale, faisant rebondir les cours de l’or noir de 6%. Quelques jours plus tard (sans aucun lien de corrélation), Samsung a rejoint des grands producteurs de semiconducteurs (Micron, Western Digital…), souhaitant réduire leur production face à la baisse d’environ 20%, au premier trimestre, du prix des puces mémoire DRAM. Cela n’empêche pas les industriels du secteur d’investir 200 milliards de dollars pour développer leur production de puces aux États-Unis, motivés par les 53 milliards d’incitations fiscales du Chips Act.
Les grands acteurs de l’hydrogène vert seront toujours soumis aux fluctuations des prix, en lien avec d’autres sources d’énergie, même si l’écosystème de production sera longtemps porté par la décarbonation de l’économie.
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On ne voit pas directement de bulle dans cet écosystème upstream de l’hydrogène (production, pour mimer le jargon pétrolier). Ce secteur “amont” réunit des acteurs capables de mobiliser des milliards sur des projets à la rentabilité lointaine, sans que leur survie soit suspendue à un pari sur l’hydrogène.
Total Eren, filiale de TotalEnergies, a ainsi confirmé début avril l’avancement de son projet H2 Magallanes, prévoyant d’installer jusqu’à 10 GW de capacité éolienne terrestre en Patagonie chilienne, d’ici 2028, en vue de produire de l’hydrogène vert exportable vers l’Europe et l’Asie.
10.000 milliards d’euros d’investissements
La multiplication des projets de production d’hydrogène vert, et de génération d’énergie renouvelable associés, crée en revanche des goulots d’étranglement fragilisant leur rentabilité future, sinon leur faisabilité tout court. Les investissements annoncés mondialement dans l’hydrogène vert se chiffrent à 11.000 milliards de dollars (10.000 milliards d’euros) d’ici 2050, selon des estimations de Goldman Sachs. Or, l’ambition politique et les subventions publiques ne suffiront pas pour faire surgir ces infrastructures de terre (ou de mer) d’un coup de baguette magique.
“En comparant l’inventaire des projets d’éoliennes en mer d’ici 2030, à la capacité mondiale des fabricants de leurs piliers géants de 2.000 tonnes chacun, on ne pourra déjà fabriquer que la moitié des éoliennes prévues, calcule Renaud Saleur, fondateur de la société de gestion Anaconda Invest, spécialisée dans l’énergie. Ensuite, il faudrait six fois la capacité actuelle des bateaux spéciaux capables d’installer de telles éoliennes, pour les planter par 70 mètres de fond”, prévient-il.
En clair, tous les projets ne verront pas le jour. Et pour sortir les premiers de cet embouteillage, les producteurs d’énergie et d’hydrogène vert les plus motivés (ou les mieux financés) affronteront une flambée des prix de leurs fournisseurs d’équipements et prestataires de services, menaçant la rentabilité de leurs projets. En effet, beaucoup de ces projets s’appuient sur des contrats de vente à long terme de l’électricité qu’ils produiront, pas forcément bien protégés contre l’inflation de leurs coûts d’installation.
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Une exubérance irrationnelle pour les fabricants d’électrolyseurs
Autre excès à surveiller, la course aux équipements de l’économie hydrogène nourrit une ferveur financière pour les fabricants d’électrolyseurs. On compte une poignée de ces nouvelles coqueluches de l’écosystème H2 cotées sur les Bourses européennes, notamment le norvégien Nel, le britannique ITM Power ou le français McPhy Energy. Leur croissance n’est pourtant pas à la hauteur des rêves des investisseurs, tandis que leur valorisation donne encore le vertige, malgré une rechute déjà douloureuse depuis leurs sommets.
“Début 2021, quand nous avions vendu à découvert l’action ITM Power, la société avait une valorisation de 3 milliards de livres sterling, pour 3 millions de recettes, soit 1.000 fois le chiffre d’affaires, confie Renaud Saleur. Aujourd’hui, ITM Power n’est plus valorisée qu’à 470 millions, mais c’est encore 134 fois son chiffre d’affaires, pour un cash-flow négatif de 42 millions de livres par an…”
La bulle s’est bien dégonflée, mais pas totalement. Car une autre menace pèse sur ces “concept stocks”, comme on surnomme ces actions répondant à des “concepts” ou thématiques d’investissements. “Les fabricants d’électrolyseurs chinois sont pour le moment débordés de commandes locales, mais s’ils se lancent à l’exportation, je crains qu’il se passe la même chose qu’avec les composants et équipements solaires ou éoliens, aujourd’hui dominés à 70 ou 80% par les Chinois, les fabricants d’électrolyseurs occidentaux seraient alors en sursis”, estime Renaud Saleur.
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L’arnaque Nikola
En aval de la production d’hydrogène vert, les entreprises dédiées à des usages spécifiques de cette énergie, ou à sa distribution, ont aussi un avenir probablement moins radieux que l’espèrent les investisseurs. Hydrogen Refueling Solutions, PME française développant un réseau de stations de recharge d’hydrogène vert, a perdu 60% de sa valeur depuis son introduction en février 2021 sur le marché non réglementé Euronext Growth. Elle n’est plus valorisée que 250 millions d’euros, soit encore 15 fois son chiffre d’affaires.
La société française HRS (Hydrogen Refueling Solutions) fabrique une gamme de stations de ravitaillement et distribution d’hydrogène délivrant de 14 à 80 kg d’hydrogène par heure, avec une pression de 350 et 700 bars. Ces stations sont capables de répondre aux besoins d’une large gamme de véhicules. Photo: SDP/NIKOLA CORPORATION – SDP/MC PHY
Comme avec tous les concepts faisant briller les yeux des investisseurs, certains abus d’enthousiasme franchissent parfois même les frontières de la rouerie, pour basculer dans l’escroquerie. C’était particulièrement prévisible pour le fabricant américain de camions propulsés à l’hydrogène Nikola Corporation. Créé en 2015 dans son basement (chez lui) par un entrepreneur de l’Utah, Trevor Milton, Nikola prétendait mettre au point un prototype de super-camion à 18 roues propulsé par un moteur à hydrogène révolutionnaire, qui n’existait pas plus que “la fourmi de dix-huit mètres”, de Robert Desnos.
Nikola est un constructeur américain de poids lourds à hydrogène et pile à combustible coté en Bourse depuis 2020. L’ancien président et fondateur de la société, Trevor Milton, a été condamné pour fraude. Nikola a commencé à livrer l’an dernier au compte-gouttes des véhicules. Photo: SDP/NIKOLA CORPORATION – SDP/MC PHY
Multipliant les roadshows dans le monde entier pour présenter les perspectives de profits de son “invention” devant des investisseurs ébahis, le charismatique Trevor Milton introduisit sa start-up en Bourse en juin 2020, par une fusion avec la société spéciale d’acquisition (SPAC) Vector IQ, dirigé par un ex-patron de General Motors. Cinq jours plus tard, alors qu’il revendiquait 10 milliards de dollars de précommandes, la valorisation de Nikola Corporation approchait 29 milliards de dollars, soit l’équivalent de Ford. Mais tout était quasi bidon, le château de cartes s’est écroulé, et Trevor Milton a été jugé coupable de fraude boursière par un tribunal de New York en octobre dernier. Libéré sous caution (de 100 millions de dollars), ce gai luron de l’hydrogène attend son procès définitif en juin prochain.
Avec une perte de 784 millions en 2022, pour un premier chiffre d’affaires annuel de 51 millions, Nikola Corporation a perdu 98% de sa valeur, pour redescendre à 580 millions de dollars de capitalisation. Vous avez dit gonflé?
Par Gilles Pouzin