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Jean-Michel Basquiat, éternel objet de fascination

Le 23 août dernier, Alexandre Arnault, directeur exécutif de Tiffany & Co. (et accessoirement fils de Bernard Arnault), postait sur son compte Instagram une photo du plus gros «power couple» du XXIe siècle, Beyoncé et Jay-Z, devant l’œuvre de Jean-Michel Basquiat Equals pi. Si la tenue de la chanteuse semble s’inspirer de celle d’Audrey Hepburn dans le film Diamants sur canapé, la coiffure de son époux, elle, renvoie aux célèbres dreadlocks du peintre new-yorkais.

Dans cette campagne publicitaire, Basquiat, associé au couple Carter, symbolise une nouvelle ère pour la marque de joaillerie de luxe, et accorde au groupe LVMH la «street cred» qui lui manque encore terriblement. Hasard ou non, la Fondation Louis Vuitton accueillera, du 5 avril au 28 août, une exposition dédiée à la collaboration entre Jean Michel Basquiat et Andy Warhol. La deuxième en moins de cinq ans.

«Le fait qu’en cinq ans, la Fondation Louis Vuitton signe sa deuxième exposition consacrée à Basquiat, sachant qu’elle a moins de 10 ans, c’est un peu l’équivalent art de Pharrell Williams qui devient directeur artistique chez Louis Vuitton», remarque Jennifer Padjemi, journaliste et autrice de l’ouvrage Féminismes & pop culture.

Mais alors, pourquoi la figure de ce peintre mort en 1988 fascine-t-elle autant les foules, permetant aux élites de se mettre les plus jeunes dans la poche? «Les institutions ont montré une certaine défaillance sur les questions d’inclusivité, de représentations, de nouveaux publics. Basquiat, c’est un peu la “proie facile”, à la manière d’une Frida Kahlo. Plutôt que de se demander quels sont les artistes contemporains intéressants ou à quoi ressemble la scène actuelle, on va aller le chercher pour s’assurer de ramener un public très mainstream à ses expositions», poursuit Jennifer Padjemi.

Résultat: au printemps, deux expositions parisiennes, bien que fondamentalement différentes, mettront Jean-Michel Basquiat à l’honneur. Un pur hasard du calendrier selon Vincent Bessières, commissaire de «Basquiat soundtracks», à découvrir à la Philharmonie à partir du 6 avril. «Le fait que Vuitton fasse son exposition de son côté, c’est une coïncidence due à la pandémie. Mais Basquiat est une figure extrêmement populaire et attrayante, et ce n’est pas surprenant que deux institutions lui consacrent une expo en même temps», précise-t-il.

«Basquiat n’était pas pauvre,

mais dire de lui qu’il venait du ghetto, ça contribue à la légende.»


Jennifer Padjemi, autrice et journaliste

Pourtant, peu d’artistes, aussi populaires soient-ils, bénéficient d’une telle présence dans les musées. Si on ne peut qu’apprécier qu’un artiste noir jouisse d’un tel succès, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi lui. Pour Jennifer Padjemi, cela s’explique en partie par le contexte dans lequel Basquiat évolue.

«Il y a une dizaine d’années, il y a vraiment eu une vague Basquiat chez les plus jeunes qui commençaient à s’intéresser à l’histoire de l’art. Les tatouages “couronne” en sont un bon exemple: ils sont le symbole d’une époque qu’on n’a pas forcément connue mais qui attire beaucoup. C’est toute l’imagerie new-yorkaise, aussi faste qu’underground, que l’on retrouve dans la figure de Basquiat.»

«In New York, concrete jungle where dreams are made of»

Il faut dire que le New York des années 1980 fait autant rêver que la Californie des années 1970. Naissance du hip-hop et monde pré-gentrification: les marginaux sont les stars du pavé, et tout semble possible pour les artistes de la Grosse Pomme.

Né dans le quartier de Park Slope à Brooklyn (New York) le 22 décembre 1960, Jean-Michel Basquiat contribue malgré lui à alimenter ce fantasme du self-made man typiquement américain. Aux États-Unis plus qu’ailleurs, il faut avoir galéré pour justifier de son succès, comme en témoigne le récent scandale des nepo babies, ces enfants de célébrités qui ont réussi dans des carrières identiques ou proches de celles de leurs parents. Madonna le disait elle-même: c’est avec seulement ses rêves et 35 dollars en poche qu’elle a débarqué à New York pour devenir qui elle est aujourd’hui.

En tant qu’homme noir, Jean-Michel Basquiat échappe encore moins à ce storytelling classique de l’artiste pauvre qui ne s’en est sorti que grâce à son talent. Et pourtant. «Toute la narration qui l’entoure permet de perpétuer les clichés de l’homme noir. Non, Basquiat n’était pas pauvre, il était issu de la classe moyenne et a été très tôt sensibilisé à l’art et à la littérature. Mais dire de lui qu’il venait du ghetto, ça contribue à la légende», souligne Jennifer Padjemi.

«Ses tableaux sont aujourd’hui recherchés par ceux-là même

que Basquiat critiquait par le biais

de son œuvre.»


Vincent Bessière, commissaire d’exposition

Jean-Michel Basquiat fréquente une école catholique privée, parle trois langues différentes, a déjà lu le Gray’s Anatomy à 7 ans et se passionne pour les travaux de Léonard de Vinci dès sa plus tendre enfance. On est loin des bas-fonds.

Une telle éducation ne colle pas avec l’image d’artiste maudit, qui permet à la fois de s’identifier et de rêver. «Je pense que notre époque est toujours en quête d’identification», analyse Vincent Bessières. «Souvent, ces figures sont des personnalités romantiques et romantisées parce qu’elles sont mortes de façon précoce, et qu’elles ont affronté des difficultés personnelles tout en ayant fait une œuvre importante. Malgré la brièveté de sa vie, Basquiat a réussi à connaître un grand succès et ça, ça en fait une figure d’identification assez forte. Après tout, qui ne rêve pas d’être beau, riche et célèbre avant 30 ans?»

Le style de vie de l’artiste, mort prématurément d’une overdose, captive autant qu’il interroge –comme pour tous les représentants du tristement célèbre club des 27, dont il fait partie. «Il est certain que le fait qu’il soit mort à 27 ans l’inscrit dans une sorte de panthéon, qui fascine la jeunesse, mais aussi le monde des collectionneurs. Eux ont sûrement une vie plus rangée et fantasment le côté rock and roll de cet artiste», précise Vincent Bessière. «Il y a quelque chose d’ironique quand on constate que ses tableaux sont aujourd’hui recherchés par ceux-là même que Basquiat critiquait par le biais de son œuvre.»

S’identifier, fantasmer, s’approprier

De son origine romancée à son style de vie, Jean-Michel Basquiat devient rapidement, dans l’imaginaire commun, le représentant de la scène underground new-yorkaise. Il sort au CBGB et au Club 57, fréquente Madonna, traîne avec Blondie et Andy Warhol, et défile même pour Comme des Garçons en 1987. «Basquiat apparaît presque comme un contemporain, qui aurait pu avoir un réseau social et les mêmes références que nous», affirme Jennifer Padjemi. Et nous, biberonnés aux teen movies américains, nous avons tous envie de faire partie de sa bande.

Jean-Michel Basquiat est la seule personne noire de l’équipe sus-citée, permettant une identification plus facile pour une grande partie de la population. «Aujourd’hui, notre société est plus métissée, et a besoin d’élargir ses figures de référence», constate Vincent Bessières. «On est passé de Rimbaud à Basquiat parce que la jeunesse a aussi besoin de figures d’identification qui n’ont pas nécessairement la peau blanche.»

L’artiste lui-même n’a pas échappé à ce besoin d’identification universel. «Il était fasciné par le jazz et a célébré des musiciens comme Louis Armstrong, Billie Holiday ou Duke Ellington. Dans le monde de l’art, il ne trouvait pas de grand peintre noir célébré à sa juste mesure, alors que dans le champ du jazz, oui.»

«La couronne à trois pointes

de Basquiat, c’est un peu la version “street credibility” de Matisse.»


Jennifer Padjemi, autrice et journaliste

Une tradition que perpétue Basquiat en devenant, à son tour, le modèle de toute une génération en quête de références. Et notamment dans le rap, dont les grands exemples de fortune et de réussite sont finalement assez récents. «Basquiat est vénéré par une grande partie du milieu du hip-hop comme un modèle de créativité, d’indépendance et de réussite, dans un monde qui n’était pas acquis à sa cause», explique Vincent Bessière.

«La valeur actuelle de ses tableaux contribue à ce qu’il soit un objet de fascination dans l’univers du rap, qui a un rapport particulier à l’argent, et qui n’hésite pas à l’exploiter et à le mettre en scène. Jay-Z a d’ailleurs fait une chanson qui s’appelle «Picasso baby» où il se qualifie lui-même de “new Jean- Michel”, se définissant ainsi comme quelqu’un qui a réussi à imposer son art et à en tirer profit dans un environnement qui n’était pas des plus accueillants.»

Et pour donner l’impression que tout le monde peut, à son tour, goûter au succès, les travaux de Basquiat se déclinent sur du merchandising bon marché. Reproduites sur des sweats Uniqlo, des Doc Martens, ou des coques de téléphone Casetify, les œuvres emblématiques de l’artiste deviennent de véritables arguments de vente.

«C’est aussi la force du capitalisme qui arrive à récupérer tous les symboles, y compris ceux de la contre-culture. Il n’y a qu’à voir comment les Ramones sont devenus un support pour t-shirts. La manière dont les marques s’approprient certaines icônes populaires contribue à les rendre désirables», poursuit Vincent Bessière.

Même constat pour Jennifer Padjemi: «La couronne à trois pointes de Basquiat, c’est un peu la version “street credibility” de Matisse, dont les tableaux de nus bleus se retrouvent dans tous les salons parisiens.» Une version plus cool, donc?

Une chose est sûre: avec les deux expositions parisiennes à venir, on n’a pas fini d’entendre parler de Basquiat et de voir, une nouvelle fois, ses œuvres imprimées sur des tote bags.



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