Si vous collez votre oreille sur la voie ferrée, il est possible que vous sentiez déjà quelques vibrations, vous indiquant qu’ils sont en chemin et qu’ils ne tarderont pas à déferler en masse. Oui, dès le mois de mai, le train des livres de la rentrée littéraire de septembre se fait entendre. C’est le début du bouche-à-oreille. Et des premières rumeurs de futur Goncourt, dont on pourra constater six mois plus tard qu’elles étaient totalement foireuses.
Les livres du printemps, eux, se tiennent loin de ce wagon-là. Ils se tiennent prêts à être dévorés en mai, dégustés en juin, ou achetés en prévision d’un futur départ en vacances d’été. Ils sont plus modestes, plus discrets, mais si vous les choisissez bien, il se pourrait qu’ils vous fassent passer une saison mémorable.
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«Pente raide», être du voyage
«Ce livre raconte, entre autres, un viol. Il raconte un viol parce que j’ai eu la possibilité de le faire. Parce que j’accumule les privilèges d’une certaine maîtrise du langage, du capital de confiance en soi que l’on peut hériter de parents ayant eux aussi fait de grandes études et d’un père ayant lui-même écrit et publié des livres. Parce que j’ai aussi du capital social, plein d’ami·e·s et de sœurs pour m’encourager, cette chance d’être merveilleusement bien entourée, aimée.»
Ainsi s’ouvre la note d’introduction qui accompagne Pente raide, le premier livre de Marvic, auto-édité en 2019 avant d’être de nouveau publié en 2023 par les Éditions Ici-bas (avec en prime une longue et importante postface). Effectivement, l’autrice sous pseudo raconte un viol, mais pas seulement. Marvic vante les mérites du voyage, de l’aventure. Et aussi le bonheur qu’elle éprouve à parcourir seule certaines contrées lointaines, en dépit des avertissements paternalistes de ceux dont on dirait parfois qu’ils espèrent que ça tourne mal pour elle, juste pour le plaisir de pouvoir affirmer qu’ils l’avaient bien dit.
Et puis l’agression. Et puis l’après. Et puis la vie qu’il faudrait poursuivre comme si de rien n’était. Les voyages, toujours. La justice et ses rouages mal huilés. Une grande sagesse émane du récit de Marvic; sans cesse, la rage y tutoie le discernement, et c’est souvent sublime. Pente raide est à placer aux côtés de King Kong Théorie de Virginie Despentes, mais également des Femmes aussi sont du voyage de Lucie Azéma, par sa façon brillante de politiser le parcours si intime de son autrice. Chapeau bas.
«Le médecin de Cape Town», une vie caché
Né en Irlande à la fin du XVIIIe siècle, le docteur James Miranda Barry a officié en tant que chirurgien au sein de l’armée britannique. Et s’il continue aujourd’hui à faire parler de lui, c’est autant pour ses talents de médecin que pour le fait qu’il fut assigné fille à la naissance. Certains observateurs continuent à le qualifier de personne intersexe, mais d’autres affirment, preuves à l’appui, qu’il s’agissait bel et bien d’un homme transgenre.
Le héros du Médecin de Cape Town s’appelle John Mirandus Perry, et il apparaît clairement que si E. J. Levy, enseignante et primo-romancière américaine, a opté pour ce pseudonyme à peine masqué, c’est pour pouvoir se permettre quelques libertés et inventions que la rédaction d’une pure biographie n’aurait pas permises. La trajectoire du Dr Perry rejoint en tout cas celle du Dr Barry, dans un roman qui mêle la première et la troisième personne pour mieux brouiller les pistes –et les genres.
Voilà un roman d’une puissance rare autour d’une transition réalisée dans le plus grand secret afin de permettre à son auteur non seulement de se sentir en phase avec son moi intérieur, mais également de pouvoir mener la carrière de médecin à laquelle il aspirait. Car il y a environ 225 ans, être née fille était un fardeau encore plus lourd qu’aujourd’hui: cela suffisait à vous déposséder de toute ambition. Du début à la fin, Le médecin de Cape Town pose d’ailleurs cette question lancinante: peut-on s’épanouir (personnellement, professionnellement) dans le secret? Possible que le destin de Perry/Barry apporte quelques éléments de réponse.
de E. J. Levy
Traduction: Céline Leroy
Éditions de l’Olivier
368 pages
23 euros 50
Parution le 14 avril 2023
«Les Étoiles de Lyra», l’île nue
Lyra, c’est une île. Une île merveilleuse habitée par quelques centaines d’âmes et une poignée de chevaux sauvages. En 1997, une femme nommée Elle Ranier entreprend de raconter comment, en 1941, elle a quitté New York pour s’installer en ce lieu apparemment idyllique en compagnie de son mari Simon, qu’elle a été contrainte d’épouser sur ordre de son père. L’île de Lyra est imaginaire, mais comme tout un tas de lieux bien réels, elle fut colonisée par les Occidentaux. C’est un lieu d’une complexité folle qui fait office de seconde héroïne.
Touchée par la maladie, Elle Ranier perd peu à peu la mémoire, et c’est justement au moment où elle en prend conscience qu’elle décide de se replonger dans son existence et de retourner à Lyra par la pensée. En résulte le récit embrumé d’une vie passée à faire semblant (elle aime un autre homme, Gabriel, tandis que Simon vit lui aussi des histoires hors mariage) et à voguer de déceptions en drames.
Le bilan est amer, mais pas seulement. Il est aussi merveilleusement poétique, teinté d’onirisme et de fantastique, et troublé par la mémoire vacillante d’Elle. Autrice américaine, Hannah Lillith Assadi est ouvertement influencée par les Fitzgerald: dans Les Étoiles de Lyra, il y a même une Zelda, et ça n’a rien d’un hasard. Mais c’est un modèle dont elle s’affranchit avec grâce, développant un style romanesque et mélancolique qui n’appartient qu’à elle.
de Hannah Lillith Assadi
Traduction: Stéphane Vanderhaeghe
La Croisée
240 pages
21 euros 10
Parution le 26 avril 2023
«Les Eaux sauvages», dures à queer
Le résumé de ce roman américain est simple: un couple de lesbiennes part faire du canoë, mais les choses tournent mal. La catastrophe survient dès les premières pages, favorisant une immersion immédiate dans l’univers des Eaux sauvages. S’ensuit un long voyage en apnée, raconté du point de vue de l’une des deux héroïnes, Lee, qui tente de sauver coûte que coûte Holly, la femme qu’elle aime éperdument.
Sur une trame de roman d’aventures, Kurt et Ellie Johnson déploient une épopée tragique qui foudroie du début à la fin. Les Eaux sauvages donne envie de pleurer du début à la fin: c’est beau, désespérant, épuisant, révoltant aussi. Aux souvenirs d’enfance parfois traumatisants se mêle la description de la rencontre entre Lee et Holly, ainsi que des récits fantasmés de ce à quoi leur vie pourrait ressembler par la suite. Le tout sur fond de mission de sauvetage.
On n’en dira pas plus; mais voici un roman qui nécessite en tout cas d’avoir le cœur bien accroché. Les coulisses de son écriture valent la peine d’être racontées: c’est le fruit de la collaboration entre une jeune femme et son père, qui avaient l’habitude de faire du canoë ensemble. À l’âge adulte, après son coming-out lesbien, Ellie Johnson a effectué un voyage d’une trentaine de jours sur les eaux de la Thelon River, comme les personnages du livre. Et c’est à partir de son expérience et de ses récits que Kurt, son père, a procédé à l’écriture du livre. Il y a aussi énormément d’amour dans la fabrication de ce livre si intense, c’est important de le souligner.
de Kurt & Ellie Johnson
Traduction: Brigitte Hébert
Seuil
320 pages
21 euros 50
Parution le 5 mai 2023
«Occupation», surbooking
«Tout homme est la ruine d’un homme, aurais-je pu penser.» Ces mots qui ouvrent Occupation illustrent bien ce qui se produit dans la tête de Sebastián, narrateur du livre et double (à peine) fictionnel de l’auteur Julián Fuks. Sebastián souhaite écrire sur les personnes occupant clandestinement un hôtel de São Paulo, mais il se heurte à des doutes incessants, liés à sa légitimité, à la question du point de vue.
Le titre a plus d’un sens. Outre l’occupation de l’hôtel, il est aussi question de la façon dont cohabitent, dans le cerveau de Sebastián, ses questionnements d’écrivain et ses interrogations de simple être humain, de plus en plus préoccupé par la maladie galopante de son père et par le fait que malgré bien des tentatives, lui-même n’ait toujours pas d’enfant. Comment faire coexister ses soucis existentiels et des problèmes sociétaux bien plus grands que soi? À quel point faut-il s’oublier?
Le talent de Julián Fuks est immense: il multiplie les rencontres, qu’il décrit bien souvent avec une brièveté n’empêchant pas la profondeur. Au contraire: l’auteur brésilien possède un sens rare de l’esquisse, si bien que les 200 pages d’Occupation semblent finalement très denses. Même quand Fuks se détourne partiellement de son récit pour partager une partie de sa correspondance (ou celle de Sebastián) avec l’auteur mozambicain (bien réel) Mia Couto, c’est une impression de cohérence qui prime. Et de puissance aussi.
de Julián Fuks
Traduction: Marine Duval
Grasset
200 pages
19 euros
Parution le 10 mai 2023
«Été», anormales saisonnières
Voici le quatrième et dernier volet du «Quatuor des saisons» d’Ali Smith, et il se lit indépendamment des autres volumes –en toute transparence, c’est le premier des quatre que je lis, mais il m’a clairement donné envie de découvrir les précédents. Autrice prolifique et véloce, l’Écossaise vient ici à bout d’un sacré défi d’écriture. Intégralement rédigée et publiée en moins de quatre ans, cette tétralogie fit l’objet d’un contrat étonnant avec l’éditeur Hamish Hamilton: au départ, il n’y avait que les titres, puis les quatre couvertures réalisées par David Hockney. Ensuite, et seulement ensuite, l’autrice a commencé à écrire.
Il faut dire que cette saga des saisons entend raconter l’Europe et le Royaume-Uni au présent, comme à la grande époque des romans-feuilletons (et de Plus belle la vie, aussi). Il est ici question de Brexit, de Covid-19, et tout particulièrement d’urgence climatique, abordée via le point de vue de Sacha, 16 ans et déjà militante, qui tente avec acharnement de contribuer à sauver la planète –contrairement à son frère Robert, bien moins sensible à ce genre de cause.
Certaines situations sont traversées par des fulgurances qui disent à la fois beaucoup du talent d’Ali Smith mais aussi de la rapidité avec laquelle elle a écrit ce livre et les précédents. Se dessine notamment le portrait d’une jeunesse qui n’a plus que deux choix: devenir activiste avant même d’atteindre la majorité parce qu’elle a peur de crever avant l’âge, ou se complaire dans une immaturité qui lui permet de garder ses œillères. On peut juste regretter que Grasset n’ait pas eu l’envie ou la possibilité de faire traduire ce roman plus rapidement, en cohérence avec le projet d’Ali Smith: trois années de décalage par rapport à la publication britannique, c’est tout de même énorme quand on entend parler de présent immédiat.
«La Prophétie de Dali», puissance du verbe
Journaliste à Libération, Balla Fofana passe ici au roman avec un sens aiguisé de la formule et du récit. La Dali du titre est une griotte, dont les prédictions résonnent comme autant d’encouragements pour le petit Balla, soudain transbahuté en France après avoir passé ses plus jeunes années dans l’ouest du Mali. Cette «divine divinatrice» fait sensation partout où elle passe, et son écho dans le cœur et l’existence de Balla.
En somme, Dali dit à Balla que malgré des débuts difficiles, chaotiques, sa vie sera belle. Qu’il peut tenter de trouver l’apaisement. Elle l’encourage à emmagasiner de la connaissance, à développer son rapport à la parole, à prendre confiance dans les mots et grâce aux mots. Et crée ainsi une révolution chez le jeune garçon, à qui on a toujours appris qu’il fallait les économiser afin de les utiliser à bon escient, le moment venu.
C’est sa rencontre avec Dali, et l’amour du verbe qu’elle l’a encouragé à développer, qui font que Balla Fofana est aujourd’hui un homme accompli, auteur d’un roman succulent car spirituel, rebondissant, souvent drôle aussi. La prophétie de Dali résonne comme le plus beau des hommages à celle qui aurait sans doute été absolument ravie de constater que son jeune disciple a parfaitement mis en application ses précieux enseignements.
«Boxer comme Gratien», lord of the ring
Le Gratien du titre existe réellement; la preuve, il a sa page Wikipédia. À la lecture du récit signé Didier Castino, on pourrait presque en douter, tant tout, dans Boxer comme Gratien, donne au contraire l’impression de tenir entre ses mains la simili biographie d’un boxeur fictif. Du côté de Marseille, tout le monde connaît le nom de Gratien Tonna; plus on s’éloigne, moins c’est le cas. Alors Didier Castino, par l’intermédiaire de son double Hervé, s’est attelé à un livre entier sur ce personnage ne ressemblant à aucun autre.
Écrire, ça, Hervé sait faire; en revanche, la boxe, il n’y connaît absolument rien. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que le défi, proposé par son ami Édouard, l’intéresse. Alors il prend rendez-vous avec le boxeur désormais septuagénaire, hébergé par sa fille dans un snack-bar-mobil-home sur un terrain vague. Gratien Tonna est l’homme de tous les contrastes: il a connu la gloire, les titres nationaux et continentaux, il a même boxé à Las Vegas, mais le voilà ici, quarante-cinq ans plus tard vivant sur un terrain vague et évoquant avant tout l’histoire du type qu’il a involontairement écrasé avec sa voiture.
Le livre de Didier Castino est exactement à cette image: en toute clairvoyance, il mêle l’extraordinaire et l’anecdotique, parce que c’est comme ça que Gratien Tonna raconte sa vie, sans avoir vraiment conscience de ce qui peut intéresser le public et ce qui risque de l’indifférer. Le portrait est magnifique, tout comme la description faite par Castino de la tempête se dessinant sous le crâne de l’écrivain, rapidement convaincu de tenir un excellent sujet de livre, mais devant structurer sa pensée dans l’urgence. Parce qu’une vie ne se range pas dans un tableau Excel, surtout quand elle est aussi foisonnante et tapageuse.
«Au bord», pourquoi revenir
Si vous avez vu les films Girl et Close, du Belge Lukas Dhont, alors vous connaissez déjà le travail d’Angelo Tijssens, son coscénariste attitré. Il livre ici un premier roman s’inscrivant dans la lignée de ses projets cinématographiques, le sensationnalisme en moins, et c’est une bonne chose. Car si les deux films cités plus haut, très surcotés, gâchaient leur beau potentiel en cédant tôt ou tard à la tentation du rebondissement pompier, il n’en est rien ici.
Au bord raconte le retour d’un jeune homme dans la ville où il a grandi. Là, il retrouve celui qui fut pour lui le début de tout, par qui il découvrit le désir et l’amour. Angelo Tijssens décrit bien cette impression d’inconfort qui étreint parfois ceux qui se sont aimés, qui ont partagé une folle intimité, et qui doivent à présent tenter de faire connaissance à nouveau, différemment.
Pour le narrateur, ce retour au bercail est aussi l’occasion de se retourner sur un passé douloureux, tuméfié, symbolisé par l’emprise d’une mère violente. Plus ce court récit (une centaine de pages) avance, plus la question se pose: fallait-il vraiment revenir sur ces lieux emplis de tristesse et de souvenirs traumatisants? Observer son existence dans le rétroviseur nécessite-t-il de reprendre contact physiquement avec ses fantômes et ses bourreaux? Intime et cruel, Au bord livre des réponses joliment gorgées d’amertume.
d’Angelo Tijssens
Traduction: Guillaume Deneufbourg
Julliard
128 pages
18 euros
Parution le 4 mai 2023