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Loin de Tinder, ils cherchent encore l’amour avec les petites annonces

Michel* attend désespérément un coup de fil. Ou un courrier, au moins. Sa dernière annonce parue dans la presse locale reste sans réponse. «Je ne me souviens plus exactement, j’ai dû écrire: “Cherche amie ou compagne aimant la musique et la convivialité pour faire un petit bout de chemin ensemble”», rapporte le sexagénaire vendéen. À son âge, 68 ans, il ne s’agit plus de se lancer dans de gros projets, «d’acheter une maison» comme il dit. Mais plus simplement de trouver «quelqu’un sur qui se reposer». «Je sais bien que ce n’est plus vraiment à la mode, poursuit le retraité, mais je suis de la vieille école.»

Alors qu’une galaxie d’applications ont envahi les smartphones de personnes avides de rencontres la décennie passée –Tinder a été lancé en 2012–, la petite annonce, à l’instar de l’agence matrimoniale, fait de la résistance. Avec elle, pas de swipe, de like ou de profils trop brillants pour ne pas être trompeurs. Mais simplement quelques lignes de présentation, bien codifiées et pour un tarif modique, parues dans les pages d’un journal papier dont les lecteurs sont de moins en moins friands.

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«Les petites annonces existent depuis que la presse existe», date Claire-Lise Gaillard, post-doctorante à l’INED qui a mené une thèse sur le sujet. Selon la spécialiste, on peut retrouver des annonces matrimoniales «dans la presse de la toute fin du XVIIIe siècle». «Mais elles ne deviennent un élément familier du paysage culturel et médiatique qu’avec le développement de la presse à grand tirage sous la Troisième République (à partir de 1880), développe la chercheuse. À ce moment-là, on en trouve à la quatrième page de presque tous les grands quotidiens (Le Figaro, Le Temps, Le Journal).»

Il s’agit là d’un «premier âge d’or». Le second survient dans l’entre-deux-guerres, à l’époque où la presse spécialisée (féminine, familiale, etc.) se développe, ce qui permet la multiplication des annonces. «D’autant plus que la Grande Guerre a bouleversé le marché matrimonial en faisant craindre un célibat féminin de masse, note Claire-Lise Gaillard. C’est dans les années 1930, par exemple, que les pages d’annonces matrimoniales du Chasseur français commencent à être très connues du grand public.»

Une réponse aux «déçus du net»

«On prend le contre-pied total du site ou de l’application, du “supermarché” avec ses textes et photos à profusion, résume Pascal Lardellier, professeur à l’Université de Bourgogne, spécialiste du couple et auteur de S’aimer à l’ère des masques et des écrans (L’Aube, mai 2022). C’est l’idée assez romantique et séduisante d’une bouteille à la mer qui doit arriver à la bonne personne.»

«Tinder et d’autres applications de rencontres ont une image étroitement associée à des rencontres très sexualisées et éphémères, complète Christophe Giraud, professeur de sociologie à l’Université Paris-Cité qui étudie la vie affective et sexuelle des séniors. Les petites annonces visent à établir des relations qui visent à durer pour une partie des séniors, à l’aise avec les outils numériques.»

Emprunter encore aujourd’hui ce genre de «chemins de traverse» ne surprend pas nos spécialistes. Selon Pascal Lardellier, l’annonce, qui s’est popularisée avec le magazine Chasseur français ou dans Libération avec la rubrique «Chéri(e)s», est une réponse aux «déçus du net», à ceux qui n’y voit qu’un «repère de pervers, de prostituées». Et qui veulent avancer loin de «la violence des rapports qui se nouent sur les applications (exemple: le revenge porn)».

Le phénomène concerne aussi une population plus âgée située «du mauvais côté de la fracture numérique». C’est le cas de Michel, qui avoue ne pas «toucher» à internet, qu’il n’a même pas chez lui. Son histoire avec les petites annonces a démarré il y a plus de vingt ans. Lorsqu’il a divorcé à la fin des années 1990, il a d’abord connu les soirées arrosées avec une bande de connaissances, plus jeunes, qui lui promettaient de ne pas le «laisser tomber», et donc de «sortir». Notre homme a connu les virées whisky-boîtes de nuit et les «petits déjeuners du lendemain» à la gare de Poitiers, où il était basé. Usant. «Vous allez m’envoyer au cimetière!», se souvient-il avoir dit.

«Il fallait faire le tri, enlever les annonces plus coquines»

À partir de là, il allait opter pour les petites annonces. «À l’époque où c’était encore à la mode, je recevais dix à douze lettres par semaine, chiffre le retraité, qui est resté plusieurs années en couple avec une femme rencontrée par ce procédé. Il y en avait déjà cinq à mettre à la poubelle. C’était écrit au crayon vert avec des fautes, ou sur un bout de papier volant. Mais un courrier aussi poli et bien écrit soit-il, on ne sait pas qui est derrière.»

«Il fallait faire le tri, enlever les annonces plus coquines, poursuit Michel, qui a aussi connu des femmes «intéressées» par le montant de sa retraite. Il y a des nanas qui disent direct: “Si vous voulez, on dort ensemble ce soir.” Une fois en passant, on dit oui. Cela dépendait de ce qu’on recherchait.»

«Je me suis toujours méfiée avec les hommes, rebondit de son côté Nicole*, une autre habituée des «PA», âgée de 73 ans et basée en Loire-Atlantique. Si c’était juste pour coucher, c’était niet pour moi!» Lors d’un premier rendez-vous avec un prétendant, la retraitée, qui dit faire plus jeune que son âge, avait d’ailleurs son truc pour faire sentir que le courant ne passerait pas: «Même si j’avais les mêmes goûts que lui, je disais le contraire! J’ai rencontré beaucoup, beaucoup d’hommes, ça n’a pas été plus loin, j’ai peut-être raté des choses…»

Séparée de longue date, Nicole a récemment fait passer une nouvelle annonce pour trouver, cette fois, une «amie de 69 à 74 ans ou groupe d’amis, sans ambiguïté» pour faire des petites sorties du week-end (cinéma, restaurant…). Elle avait déjà rencontré une camarade de sorties grâce à une annonce. Leur amitié a duré six ans avant le décès de l’autre. Aujourd’hui, cette amatrice de théâtre et de peinture, qui n’a ni internet, ni ordinateur chez elle, par choix et parce qu’elle a peu de moyens, dit n’avoir «pas beaucoup d’espoir» de trouver à nouveau.

«Un marché de niche résistant»

Combien sont-ils comme Michel ou Nicole à avoir encore recours à ce procédé anachronique? «Il n’y a pas de chiffres, il faut essayer d’extrapoler mais c’est un marché de niche résistant, qualifie Pascal Lardellier. Un marché restreint, il ne faut pas se voiler la face.»

«Chaque année, environ un millier d’annonces sont postées sur Notre temps (avec également une version en ligne), quantifie Christophe Giraud. Cela semble assez modeste par rapport aux utilisateurs des applications. Le site de rencontres Disons demain, par exemple, revendique actuellement deux millions d’utilisateurs.»

Le spécialiste ajoute: «Les personnes qui utilisent les petites annonces peuvent aussi utiliser des applications de rencontres en parallèle. Les outils ne s’excluent pas forcément, mais se complètent.» En parallèle à ses annonces, Nicole s’est essayée à une autre forme de rencontre qui, à l’instar du bal des pompiers ou du rallye mondain, garde son public: le thé dansant. «Il y a beaucoup de couples, se rappelle la retraitée. C’est démoralisant, j’ai fait la vitrine toute la soirée. Personne ne m’invitait hormis un vieux bonhomme de 85 ans qui ne tenait pas debout! Ce n’est pas de mon âge, c’est un peu désolant. Je n’y suis pas retournée.»

Michel et Nicole en conviennent: rencontrer de nouvelles personnes dans le monde d’aujourd’hui est devenu «compliqué». Alors que, comme le dit le premier, «la solitude commence à se faire sentir».

*Le prénom a été changé.



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