S’enfouir sous les coussins et les couvertures dans un lit jonché de papiers de bonbons ou de paquets de gâteaux, tirer les rideaux, laisser défiler les séries sur une plateforme de streaming… Non, on ne vous parle pas d’une rupture amoureuse, mais bien d’une tendance virale sur TikTok, le «bed rotting».
Le «pourrissement au lit», littéralement, prône une nonchalance assumée, qui consiste à mettre de côté toutes ses responsabilités et tomber diligemment dans un état de déchéance programmé. Autrement dit, faire tout l’inverse de ce que la société attend de nous: améliorer encore et encore notre productivité.
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Si l’image peuple les réseaux, elle n’est pourtant pas neuve, rappelle Alice Vernon, professeure de littérature dans The Conversation. En réalité, l’image d’alanguissement au lit est une source symbolique riche pour l’art. Au point que, bien avant les réseaux sociaux, les Victoriens et Victoriennes (personnes vivant sous l’ère de la reine Victoria et ses mouvements artistiques) en ont fait un art de vivre.
Rester au lit et procrastiner font partie, dans l’art pictural et la littérature, de l’univers même de la chambre à coucher. Lieu du sommeil et du sexe, il est aussi, avant les hôpitaux modernes, celui de la naissance et de la mort. En étant littéralement l’endroit du commencement et de la fin de la vie, il inspirait un cadre suffisamment dramatique pour que les arts s’y épanouissent.
Rejeter la société en restant au lit: une résistance féminine
Aussi, le «pourrissement au lit» utilise une expression exagérément grotesque pour décrire l’inactivité et le repli sur soi, plus particulièrement des femmes. Pour la chercheuse, l’autodérision de l’expression souligne à quel point il est transgressif pour une femme de ne rien faire. Surtout que les images sur TikTok sont loin de dépeindre un cadre dépréciatif: les détails sont soignés, le scénario romantisé.
Ce romantisme se rapproche du regard adopté par les artistes du XIXe siècle à l’égard des femmes alanguies de leur époque. Les femmes malades, qui ne font plus qu’un avec leur divan ou leurs draps, étaient monnaie courante dans les romans et les peintures.
«On assiste notamment à l’essor des mémoires de lit de mort, qui romantisent la femme malade», explique la chercheuse. Se retirer au lit pour la dernière fois était alors décrit comme un processus de purification, au cours duquel la femme confesse ses péchés et renonce à toute malveillance à l’égard de ses amis et de sa famille.
Pour Alice Vernon, il n’y a qu’à lire North and South, écrit en 1855 par Elizabeth Gaskell, pour en avoir une parfaite illustration. Dans ce roman –construit sur le contraste entre l’existence d’une femme bourgeoise dans la campagne du sud de l’Angleterre et celle d’une ouvrière du nord–, les lits occupent une place importante. Non seulement ils représentent la frontière étroite entre le repos et la mort, mais ils symbolisent aussi les privilèges, les classes sociales et l’exploitation des travailleurs.
Ces exemples sont remarquables pour une chose: ils se concentrent sur la femme, seule, dans son lit. Loin de constituer une iconographie érotique, ou du moins, celle montrant une femme disposée à avoir des relations sexuelles, il s’agit plutôt de montrer une femme qui a rejeté, de gré ou de force, tout ce que la société attend d’elle: le travail, la vie sociale et même le partage du lit avec un partenaire romantique.
Avec TikTok, cependant, les femmes ne sont pas vraiment seules, puisque ces courtes vidéos sont d’abord des performances publiques de soi. Les Victoriennes auraient-elles encore beaucoup à nous apprendre ?